"Il n’avait pas seulement de la distance avec les médias, mais surtout de la hauteur. Il est l’un des derniers grands, non seulement de France, mais aussi de l’Europe". L'hommage de Jean-Marie Cavada à Jacques Delors.

Le renoncement de Jacques Delors à la candidature à la présidentielle de 1995, sur TF1,

est une interview qui a contribué à imposer le rôle proéminent de la télévision.

Ce 11 décembre 1994,

les yeux dans les yeux avec 13 millions de français face caméra, aura été pour lui, comme il le confiera plus tard,

la fin de son parcours politicien.

Il s’est ensuite consacré à la construction européenne et à l’avènement de la monnaie unique : l’euro.  

 Au-delà d’Anne Sinclair qui présentait ce fameux "7 sur 7",

d’autres journalistes rendent hommage à cet homme d’état, disparu ce mercredi 27 décembre, à l’âge de 98 ans .

Coup de fil à Jean-Marie Cavada.

"Bien sur, chacun se remémore cette interview de 94 durant laquelle il annonce son renoncement à la candidature pour la présidentielle de 95,

mais il se trouve que j’avais dîné quelques semaines auparavant avec lui à Bruxelles chez un ami avocat,

alors que je dirigeais la Cinquième.

Un verre à la main à l’heure de l’apéro,

il m’avait confié qu’il n’arriverait pas à rassembler l’essentiel de la gauche dont il avait besoin.

Il m’a dit, je m’en souviens très bien …

"Ce serait plus facile avec des centristes".

"D’ailleurs quand j’ai soutenu Emmanuel Macron en 2017,

j'ai dit au candidat à la succession de François Hollande :

"Tu as 2 exemples sous les yeux :

De Gaulle en 58 avec un gouvernement d’union nationale ,

et Jacques...

Il faut que tu te mettes dans ses traces à propos de l’Europe ".

En réalité, je connais Jacques Delors depuis 1970 quand je suis arrivé à France Inter.

Il travaillait pour Jacques Chaban Delmas, premier ministre de Georges Pompidou.

Parmi les visiteurs du soir, il y avait également Edmond Maire le leader de la CFDT,

Tous ces gens là nous ont en quelques sortes "formé", nous autres jeunes journalistes,

à bien prendre en considération l’évolution sociale,

et la répartition de la richesse, quand nous avions à traiter de l’économie.

Avec Jacques, nous sommes devenus amis,

avec l’estime qu’il me portait

et, moi-même, l’immense respect que j’avais à son égard.  

Nous nous sommes revus assez fréquemment jusqu’à il y a quelques années,

mais après le décès de son épouse, Marie, il s’est affaibli … "

Après vos responsabilités dans l’audiovisuel, quand vous avez choisi d’entrer en politique en siégeant au Parlement Européen,

il est resté pour vous comme une boussole ?

"C’est un monsieur qui avait un projet continental pour l’Europe, c’est-à-dire faire de l’Europe une puissance.

C’était un projet plein d’espoir !

Aujourd’hui c’est devenu une réalité, mais avec des gestionnaires de l’ordre et du désordre.

Et voilà pourquoi, j’ai un immense respect pour Jacques,

pour son travail et pour sa mémoire.

Humblement, il avait commencé sa carrière comme secrétaire à la Banque de France,

il n’était pas né avec une cuillère dorée en bouche …

Quel était son rapport aux médias ?

Avec vous à la Marche du siècle par exemple, était-il un responsable politique facile à interviewer ?

 "En réalité Jacques avait travaillé lui-même à la libération des ondes dès 1969 auprès de Jacques Chaban-Delmas,

très proche des idées de Mendes-France.

D’où la naissance de "la Une", à l’époque dirigée par Pierre Desgraupes …

Jacques Delors observait donc les médias,

mais il n’en était pas friand.

Il ne se "poussait pas du col", si je peux dire !

C’est une époque où la politique reposait sur des doctrines et des combats,

pas du tout sur des petites phrases à l’Assemblée Nationale ou sur des Twitt qui disent tout et ne disent rien …

Donc il fallait le solliciter !

Je me souviens qu’il a refusé quelques fois des invitations en me disant qu’il n’avait pas de sujet à porter à l’antenne ...

"Revoyons-nous dans un mois ! "

"Il n’avait pas seulement de la distance avec les médias,

mais surtout de la hauteur.

Il est l’un des derniers grands,

non seulement de France mais aussi de l’Europe !

Mitterrand l’a soutenu à la tête de la commission européenne,

alors qu’il avait l’art de ne pas ménager ceux qu’il pensait avoir quelque faiblesse,

quant à la profondeur de réflexion !"

"Delors n’a pas recherché les médias.

Il était très concis,

et avait toujours quelque chose de très humain dans la conduite des affaires publiques.

Les gens qui content ne se vautrent pas dans les médias …"

Quand il venait tout de même face aux micros ou aux caméras,

tout était très cadré ?

"D’abord donc, il ne venait que quand il avait quelque chose à dire.

Il ne concevait pas sa vie en fonction du renvoi de son image dans les miroirs.

Et puis quand on parlait d’un sujet à l'antenne, il fallait faire attention,

avoir bien préparé son interview,

au risque d’être très élégamment rectifié en direct !

Mais, comme c’est un peu ma conception des choses, tout allait bien !

Comme je l’ai toujours dit dans les écoles de journalisme où j’ai enseigné :

"Avant de poser une question, ayez une vraie idée de la réponse possible,

ça vous ménagera bien des déconvenues !" 

C’est un monsieur qui avait de la hauteur.

Il était catholique, de gauche bien sur,

mais il considérait que l’avenir de la France ne se réduisait pas à une bataille de gens de gauche,

avec la gauche !"

Jacques Delors avait atteint un grand âge,

mais sa disparition vous touche, manifestement …

"Au-delà du grand homme politique,

il était aussi un ami.

Je me souviens du premier dîner chez lui en 70, boulevard Brune à Paris.

La conversation a débuté en parlant de L’Equipe où son fils Laurent, décédé depuis d’une longue maladie, a été journaliste.

Jacques lisait ce journal sportif tous les matins,

il adorait parler de foot …

Et aussi de jazz !

Je me souviendrai toute ma vie d’une longue discussion sur Charlie Parker !"

Thierry Mathieu,

e-crossmedia,

le 28 décembre 2023.